
L'arrêt du Tribunal de l'Union européenne du 10 septembre 2025 (aff. T-425/24) illustre la rigueur avec laquelle les juridictions européennes apprécient l'atteinte aux marques renommées, même lorsque la notoriété de la marque antérieure est exceptionnelle. Cette décision présente un double intérêt stratégique pour les titulaires de marques renommées et leurs conseils : elle rappelle fermement que la renommée ne peut influencer l'analyse de la similitude des signes, et admet l'existence d'un juste motif permettant l'usage d'un signe similaire à une marque célèbre.
Le contexte est singulier : la société italienne Ffauf Italia dépose en 2008 une marque figurative « PastaZARA » pour des pâtes alimentaires, reproduisant l'élément verbal « ZARA » sur l'emballage. Inditex, titulaire de la marque verbale « ZARA » pour des vêtements (classe 25) jouissant d'une renommée exceptionnelle, s'oppose à cet enregistrement sur le fondement de l'article 8, § 5, du règlement n° 40/94 protégeant les marques renommées. Après validation de l'opposition par l'EUIPO, le Tribunal censure cette décision et reconnaît l'existence d'un juste motif pour l'usage de la marque contestée.
Pour les entreprises détenant des marques renommées ou confrontées à des oppositions fondées sur de telles marques, cette jurisprudence fixe des repères essentiels.
I. Les critères d'appréciation de l'atteinte à une marque renommée
Le régime de protection renforcée des marques renommées, désormais codifié à l'article 8, § 5 du règlement 2017/1001, permet d'interdire l'enregistrement de signes similaires même pour des produits ou services différents, dès lors qu'un lien est établi entre les signes et qu'un préjudice ou un profit indu en résulte. Toutefois, le Tribunal rappelle que cette protection exceptionnelle s'accompagne d'une rigueur méthodologique dans l'appréciation des conditions cumulatives de protection (I.A), et que la renommée, aussi forte soit-elle, ne dispense pas de démontrer le lien entre les signes (I.B).
A. Comment apprécier la similitude des signes en présence d'une marque renommée ?
Le premier enseignement de cet arrêt concerne la méthodologie de comparaison des signes. Le Tribunal censure avec fermeté la chambre de recours de l'EUIPO qui avait pris en compte la renommée de la marque « ZARA » dans son analyse de la similitude.
La juridiction rappelle que la comparaison des signes doit être effectuée de manière abstraite, sans considération de la renommée de la marque antérieure. Cette position stricte, déjà affirmée par la Cour de justice, repose sur une logique juridique claire : la similitude des signes constitue une condition préalable et objective qui ne saurait être influencée par des éléments subjectifs tels que la notoriété.
En l'espèce, la chambre de recours avait considéré que les signes présentaient un degré élevé de similitude globale en raison de la "renommée totale" de la marque « ZARA » dans le signe contesté. Le Tribunal invalide ce raisonnement en rappelant que "la constatation de la renommée de la marque antérieure n'est pas un critère pertinent aux fins de la comparaison des signes".
Cette censure emporte des conséquences pratiques significatives pour les titulaires de marques renommées. La seule reproduction d'une marque célèbre dans un signe complexe ne suffit pas à établir une similitude élevée si les autres éléments du signe contesté créent une impression d'ensemble distincte. En l'occurrence, le Tribunal retient une similitude faible sur les plans visuel et conceptuel, et moyenne sur le plan phonétique, en raison de la présence des éléments verbaux "pasta" et "Sublime" et d'un élément figuratif représentant une scène rurale.
B. Quelles conditions pour établir le lien entre les signes et la marque renommée ?
Au-delà de la similitude, la protection des marques renommées exige la démonstration d'un lien entre les signes dans l'esprit du public pertinent. Cette condition constitue le cœur du dispositif de protection étendue : sans lien établi, aucune atteinte ne peut être caractérisée, quand bien même la marque antérieure jouirait d'une notoriété exceptionnelle.
Le Tribunal rappelle avec netteté que "le seul fait que la marque antérieure jouisse d'une grande renommée pour certaines catégories spécifiques de produits ou de services n'implique pas nécessairement l'existence d'un lien avec une marque similaire". Cette affirmation constitue un rappel salutaire : la renommée, aussi considérable soit-elle, ne crée pas automatiquement un lien dans l'esprit du consommateur lorsque les produits en cause sont éloignés.
En l'espèce, le Tribunal souligne que la chambre de recours n'a pas correctement pris en compte "le faible degré de proximité entre les produits de mode relevant de la classe 25, désignés par la marque ZARA, et les pâtes alimentaires relevant de la classe 30". Les vêtements et les pâtes alimentaires constituent des univers commerciaux distincts, vendus dans des circuits de distribution différents (boutiques de mode versus épiceries et supermarchés), et ne partagent pas de lien naturel dans la perception du consommateur.
La chambre de recours avait tenté d'établir un lien en invoquant une tendance des acteurs du secteur de la mode à diversifier leurs activités vers la restauration, l'hôtellerie ou la décoration. Le Tribunal rejette cet argument, précisant que cette tendance n'était pas pertinente en juin 2008, date de dépôt de la marque contestée, qui constitue la date d'appréciation du lien.
Pour les praticiens, cette analyse rappelle l'importance de l'examen circonstancié de la proximité des produits et services, même en présence d'une marque exceptionnellement renommée. La protection étendue des marques célèbres ne s'étend pas indéfiniment à tous les secteurs économiques sans démonstration concrète d'un lien dans l'esprit du public.
II. Le juste motif comme exception à la protection des marques renommées
Si la censure sur l'absence de lien suffisait juridiquement à invalider la décision de l'EUIPO, le Tribunal a souhaité examiner également la question du juste motif. Cette analyse, rare en jurisprudence, présente un intérêt majeur car elle définit les contours de cette exception au régime de protection des marques renommées. Le juste motif permet, sous conditions strictes, d'utiliser un signe similaire à une marque célèbre sans commettre d'atteinte (II.A), mais son admission demeure exceptionnelle et nécessite la réunion de plusieurs conditions cumulatives (II.B).
A. Qu'est-ce que le juste motif en droit des marques de l'Union européenne ?
Le juste motif constitue une exception au régime de protection renforcée des marques renommées, permettant à un tiers d'utiliser légitimement un signe similaire à une marque célèbre. Cette notion, directement issue de la directive 2008/95/CE (désormais directive 2015/2436), vise à équilibrer la protection des marques renommées avec les droits légitimes des tiers.
Le Tribunal rappelle que le juste motif englobe à la fois "les raisons objectivement impérieuses" et "celles se rattachant aux intérêts subjectifs d'un tiers faisant usage d'un signe identique ou similaire à la marque renommée". Cette définition large permet de prendre en compte des situations variées où l'usage du signe contesté répond à une justification légitime indépendante de toute intention parasitaire.
Toutefois, le Tribunal insiste sur le caractère restrictif de cette exception : le juste motif "doit être interprété de manière restrictive, afin que le régime de protection des marques renommées conserve toute sa vigueur et son effet utile". Cette précision est essentielle : l'exception ne saurait devenir la règle et vider de sa substance la protection renforcée accordée aux marques célèbres.
La Cour de justice a fixé les critères d'appréciation du juste motif dans son arrêt du 6 février 2014 (Red Bull c/ Bull Dog, aff. C-65/12). Deux conditions cumulatives doivent être réunies : premièrement, le signe contesté doit avoir été utilisé antérieurement au dépôt de la marque renommée ; deuxièmement, cet usage doit être de bonne foi.
L'appréciation de la bonne foi s'effectue au regard de plusieurs facteurs : l'implantation et la réputation du signe auprès du public pertinent, le degré de proximité entre les produits et services en cause, et la pertinence économique et commerciale de l'usage du signe pour les produits en question.
B. Quelles preuves pour démontrer l'existence d'un juste motif d'utilisation ?
L'admission du juste motif dans l'arrêt commenté repose sur un faisceau d'indices convergents que la société italienne Ffauf a su établir devant le Tribunal. Cette démonstration offre un guide pratique pour les entreprises confrontées à des oppositions fondées sur des marques renommées.
Le premier élément déterminant concerne l'antériorité d'usage. Le Tribunal constate que la requérante utilisait des signes comprenant l'élément verbal "pastazara" depuis les années 1960, soit bien avant l'enregistrement de la marque "ZARA" en 2001 par Inditex, et même antérieurement à l'expansion internationale de la marque espagnole dans les années 1980-1990. Cette antériorité substantielle constitue le socle de la démonstration du juste motif.
La preuve de cette antériorité s'appuyait sur plusieurs catégories de documents : des dénominations sociales enregistrées depuis les années 1960, des dépôts de marques nationales italiennes comprenant l'élément "pastazara", et des documents commerciaux attestant d'une exploitation continue de ces signes sur plusieurs décennies.
Le second pilier de la démonstration concerne la bonne foi de cet usage antérieur. Le Tribunal retient plusieurs éléments convergents pour caractériser cette bonne foi. L'absence de proximité entre les produits (vêtements versus pâtes alimentaires) constitue un premier indice : l'usage du terme "ZARA" pour des pâtes ne visait manifestement pas à créer une confusion avec la marque de vêtements.
Le lien historique avec la ville italienne anciennement dénommée Zara (aujourd'hui Zadar en Croatie) apporte également un éclairage sur l'origine légitime du choix de ce terme pour une entreprise de pâtes alimentaires italiennes. Cette référence géographique confère une dimension culturelle et historique à l'usage du signe, éloignée de toute intention parasitaire.
L'étendue de la commercialisation des produits sous le signe "pastazara" dans une partie significative de l'Union européenne démontre par ailleurs que cet usage n'était pas marginal ou opportuniste, mais correspondait à une exploitation commerciale réelle et établie. Les efforts déployés par la requérante pour défendre cette utilisation, notamment à travers les procédures d'opposition et de recours, attestent également de l'importance stratégique et économique de ce signe pour ses activités.
Enfin, le Tribunal rejette explicitement les critères erronés retenus par la chambre de recours. Contrairement à ce qu'avait estimé l'EUIPO, le juste motif n'est pas conditionné à la démonstration que l'utilisation du signe soit "nécessaire" pour la commercialisation des produits. De même, l'absence d'accord préalable avec le titulaire de la marque renommée ne fait pas obstacle à la reconnaissance d'un juste motif. Enfin, il n'est pas exigé de prouver "un niveau spécifique de reconnaissance du signe en question, un niveau donné d'investissements et des efforts promotionnels ou la jouissance d'une part de marché".
Cette clarification est importante pour les praticiens : le juste motif repose sur l'antériorité d'usage de bonne foi, et non sur des critères quantitatifs de notoriété ou d'investissement marketing du signe contesté.
Enseignements pratiques pour les titulaires de marques renommées
Cette jurisprudence rappelle aux titulaires de marques renommées que la protection étendue accordée par le droit de l'Union européenne n'est pas absolue et doit être mise en œuvre dans le respect de conditions rigoureuses.
Premièrement, la renommée exceptionnelle d'une marque ne dispense pas de démontrer méthodiquement la similitude des signes, le lien dans l'esprit du public et le préjudice ou profit indu. La tentation de s'appuyer uniquement sur la notoriété de la marque pour établir une atteinte doit être évitée, sous peine de censure.
Deuxièmement, la proximité des produits et services demeure un critère essentiel même pour les marques renommées. Une diversification sectorielle des marques de luxe ou de mode vers d'autres domaines ne suffit pas à créer automatiquement un lien dans tous les secteurs économiques. L'analyse doit rester ancrée dans la réalité de la perception du consommateur à la date pertinente.
Troisièmement, l'existence d'usages antérieurs de bonne foi peut faire obstacle à l'opposition, même face à une marque exceptionnellement célèbre. Les titulaires de marques renommées doivent donc être vigilants lors de recherches d'antériorités et ne pas négliger des usages qui pourraient sembler marginaux mais s'avérer historiquement enracinés et légitimes.
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