
I. Les fondements de la nouvelle doctrine européenne
A. L'évolution jurisprudentielle : de l'approche absolue à la relativité contextuelle
Jusqu'à cet arrêt, le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD) défendait une approche "absolue" : les données pseudonymisées devaient systématiquement être considérées comme des données personnelles, quel que soit le destinataire. Cette position, bien qu'offrant un niveau de protection maximal, créait des rigidités opérationnelles importantes pour les acteurs économiques.
La CJUE rompt avec cette logique en adoptant une approche contextuelle et relative. Elle reconnaît que "la pseudonymisation peut, selon le contexte, empêcher l'identification et donc exclure les données du champ de protection du RGPD" lorsque le destinataire ne dispose pas des moyens raisonnables pour ré-identifier les personnes concernées.
Cette évolution s'inscrit dans la continuité de l'arrêt Breyer de 2016, qui avait déjà posé le principe selon lequel l'identification doit être évaluée au regard des moyens "susceptibles d'être raisonnablement mis en œuvre". La nouveauté réside dans l'application de ce principe aux relations entre responsables de traitement distincts.
B. Les critères d'appréciation de l'identifiabilité : vers une grille d'analyse pragmatique
La Cour précise les paramètres à prendre en compte pour déterminer si une donnée pseudonymisée conserve ou perd son caractère personnel. L'évaluation doit porter sur le "risque d'identification" qui "paraît en réalité insignifiant" lorsque l'identification est "interdite par la loi ou irréalisable en pratique", notamment en raison d'un "effort démesuré en termes de temps, de coût et de main-d'œuvre".
Cette grille d'analyse intègre plusieurs dimensions :
La dimension juridique : existence d'interdictions légales d'accès aux informations d'identification complémentaires. Dans l'affaire jugée, Deloitte ne pouvait légalement exiger du CRU la correspondance entre codes et identités.
La dimension technique : complexité et coût de la ré-identification. Les mesures de sécurité mises en place, la séparation des bases de données et les techniques cryptographiques employées constituent autant d'éléments d'appréciation.
La dimension temporelle : le caractère raisonnable des moyens s'apprécie également au regard du temps nécessaire pour parvenir à l'identification.
II. Les implications pratiques pour les acteurs du numérique
A. Redéfinition des stratégies de conformité : opportunités et vigilances requises
Cette jurisprudence ouvre des perspectives nouvelles pour l'économie de la donnée. Les entreprises peuvent désormais envisager des transferts de données pseudonymisées sans que le destinataire soit systématiquement soumis aux obligations du RGPD, sous réserve de respecter les conditions strictes posées par la Cour.
Pour les responsables de traitement initiaux, l'obligation d'information demeure inchangée. L'obligation d'information s'apprécie "au moment de la collecte des données" et "indépendamment de leur caractère personnel ou non du point de vue" du destinataire final. Cette exigence préserve la transparence vis-à-vis des personnes concernées tout en permettant une plus grande flexibilité opérationnelle.
Les destinataires de données pseudonymisées bénéficient d'une clarification bienvenue. Lorsque les conditions de la CJUE sont réunies, ils peuvent traiter ces informations sans être contraints par l'ensemble des obligations du RGPD, facilitant ainsi l'innovation et la recherche.
Cette évolution est particulièrement significative pour les secteurs de la recherche médicale, de l'intelligence artificielle et de l'analyse statistique, où les transferts de données pseudonymisées constituent une pratique courante.
B. Mise en œuvre opérationnelle : vers des pratiques renforcées de documentation
La décision de la CJUE impose une rigueur accrue dans la documentation des processus de pseudonymisation. Il devient "stratégiquement essentiel de renforcer la séparation des clés et de documenter les analyses de risques, afin de garantir des pratiques défendables en cas de contrôle".
Architecture technique recommandée :
Séparation physique et logique des bases de données contenant les données pseudonymisées et les clés de correspondance
Mise en place de contrôles d'accès stricts avec traçabilité des consultations
Chiffrement des clés de pseudonymisation avec gestion sécurisée des certificats
Documentation technique détaillée des procédures de pseudonymisation
Gouvernance contractuelle :
Les contrats de transfert doivent désormais intégrer des clauses spécifiques précisant les conditions dans lesquelles les données peuvent être considérées comme non personnelles pour le destinataire. Cette contractualisation permet de sécuriser juridiquement les opérations tout en respectant le principe d'accountability.
Évaluation continue des risques :
L'évolution technologique et réglementaire impose une réévaluation périodique du caractère identifiable des données. Les progrès en matière d'intelligence artificielle et d'analyse de données peuvent modifier l'équilibre initial, nécessitant une vigilance constante.
La formation des équipes constitue également un enjeu crucial. La distinction entre anonymisation et pseudonymisation, longtemps source de confusion, doit être maîtrisée par l'ensemble des acteurs impliqués dans le traitement des données.
Conclusion : Vers un nouvel équilibre entre protection et innovation
L'arrêt de la CJUE du 4 septembre 2025 illustre la maturité croissante du droit européen de la protection des données. En abandonnant une approche purement protectionniste au profit d'une analyse contextualisée, la Cour européenne reconnaît les réalités de l'économie numérique tout en préservant les droits fondamentaux.
Cette évolution jurisprudentielle n'affaiblit pas le RGPD mais en affine l'application. Elle encourage les pratiques de "privacy by design" en récompensant les efforts d'anonymisation et de pseudonymisation bien menés. Les entreprises qui investissent dans des technologies de protection des données voient leurs efforts reconnus par une plus grande flexibilité opérationnelle.
Pour les praticiens du droit, cette décision impose une expertise technique renforcée. La frontière entre données personnelles et non personnelles ne se détermine plus uniquement par des critères juridiques abstraits mais par une analyse fine des moyens techniques et des contextes d'usage.
L'enjeu pour les mois à venir sera d'observer comment les autorités nationales de protection des données intégreront cette jurisprudence dans leurs pratiques de contrôle. Cette décision "marque une rupture avec la position stricte défendue par le CEPD et ouvre la voie à une interprétation plus pragmatique et nuancée de la pseudonymisation dans le droit européen".
Dans un contexte où l'intelligence artificielle et les technologies émergentes multiplient les besoins de traitement de données, cette clarification jurisprudentielle arrive à point nommé. Elle offre aux entreprises européennes les outils juridiques nécessaires pour concilier innovation technologique et respect de la vie privée, constituant un atout concurrentiel dans la course mondiale à la donnée.
L'art de la pseudonymisation réside désormais dans la capacité à créer une séparation technique et juridique suffisante pour transformer une donnée personnelle en information anonyme aux yeux du destinataire, tout en préservant sa valeur analytique.